J'ai eu une vie irréprochable. Enfin je crois. Pendant 17 ans, j'ai bien fait mes devoirs, j'ai obéi à ma mère, j'ai appelé tous les soirs mon père qui travaille à l'étranger, j'ai été gentille avec mon petit frère, bien qu'il soit un être ignoble et sournois, j'ai eu de bonnes notes, ou tout du moins suffisantes, je n'ai jamais bu, jamais découché, jamais un mot plus haut que l'autre. Oui, j'ai eu une vie irréprochable. Ou austère, au choix. J'ai été la douce blonde aux yeux bleus qu'on me demandait d'être, cet idéal de beauté moyen-âgeux, alors que partout fleurissent les filles à tatouages, à cheveux colorés, qui s'affichent en première page des magazines, qui étalent leur beauté sauvage sur les devantures des grandes marques. Je ne les enviais pas particulièrement. Pour quoi faire ? Rêver d'une vie que je ne pourrais jamais avoir ? C'est juste de la torture psychologique. Moi, tout ce que je veux, c'est terminé le lycée, entrer dans une fac, n'importe laquelle, obtenir un diplôme, n'importe lequel, avoir un métier, n'importe lequel. Qu'il me rapporte du fric ou non, que je l'aime ou non, peu importe. Je ne sais pas quoi faire de ma vie, c'est un fait. Pas de but, pas de rêve, pas d'objectif à atteindre absolument. Je suis vide. Une coquille sans intérêt ni utilité. Je me demande pourquoi je suis venue au monde. Je ne suis pas particulièrement belle, trop grande, trop de forme, pas assez intelligente. Ma seule fierté, c'est d'avoir intégré un lycée prestigieux, où, au final, je me révèle être parmi les élèves les plus médiocres. Quelle vie insipide.

Je me sens nue, au sens propre du terme. Dépouillée, jetée dans la fosse aux lions, abandonnée. Comme un morceau de viande froide, sans humanité. En réalité, il ne me reste que mes sous-vêtements et mes chaussettes. Debout au milieu de la pièce, alors que Sophie s'active avec son mètre, je regarde ailleurs, gênée. La petite brune prend mes mesures depuis tout à l'heure et on dirait qu'elle n'en a jamais assez, vérifiant et revérifiant quinze fois qu'elle ne s'est pas trompée. Hanche, taille, buste, bras, jambes... Elle est en train de me réduire à un tas de centimètres sur un papier comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle au monde. On toque à la porte et la voix de Aloïs résonne. « Vous avez bientôt fini ? » Je lance un regard inquisiteur à Sophie, dans l'espoir qu'elle réponde positivement à la question du jeune homme. Allez, quoi, je me les gèle ! « Quasiment fini, encore deux petites minutes ! » J'ai un soupir d'aise, en même temps qu'un violent frisson me secoue toute entière. Quelle idée de m'enfermer dans une pièce sans chauffage, en quasi-tenue d'Adam -ou d'Eve- en Février ?! Sophie n'a même pas un regard de compassion ou d'excuse, au contraire ! Elle me fait à nouveau tendre le bras, note une dernière mesure sur son carnet et affiche un grand sourire satisfait, alors que je reste comme une cruche, à attendre qu'elle dise quelque chose. « Tu peux te rhabiller, tu sais. On a fini. » Ah. Et bien sûr, elle ne pouvait pas le dire avant... Je soupire et attrape mes vêtements, que je m'empresse d'enfiler. Sophie jette un regard désapprobateur à mon habituel jean/t-shirt blanc/gilet long gris et sort de la chambre. Bah quoi, tout le monde ne peut pas se permettre de passer ses journées habillée comme une Alice au pays des Merveilles stylisée ! Quelque fois, ces étudiants en stylisme me tape sur les nerfs. Ils ont tout; un rêve, un objectif à atteindre, ils savent ce qu'ils veulent, ce qu'ils attendent de la vie. Quand je me surprends à penser ça, je me rassure en me disant qu'ils n'auront probablement jamais de boulot stable, pas de possibilité d'avancé, d'obtenir une promotion, d'avoir un poste à responsabilités et respectables. Sophie restera probablement couturière toute sa vie, avec sa petite boutique dans un quartier tranquille, et Aloïs... Lui, qu'il crève, en fait. Ce type arrogant me sort par les trous de nez, qu'il devienne un créateur reconnu ou finisse comme vendeur chez H&M, je m'en balance ! Alors pourquoi lorsque je pense à lui, ou me rend à l'atelier qu'ils ont aménagés dans un coin de garage, j'ai le cœur qui bat ? L'énervement sans doute. Ouais, ça peut pas être autre chose. Il est tellement prétentieux, sûr de lui, certain de son talent, de sa créativité infaillible... Il pue la suffisance par tout les pores de sa peau. Jamais un doute, jamais une hésitation. Il m'énerve ! Et cette assurance, quand il m'a proposé de défilé pour lui... J'ai une grimace en repensant à la scène. Tout ce bordel juste pour me demander de marcher sur un podium dans une robe hallucinante -robe dont j'ignore encore à quoi elle ressemblera, au passage-. Des roses, un tour dans sa superbe cabriolet, un dîner dans un grand restaurant... Et puis voilà, la demande, brutale, comme un chien dans un jeu de quilles. « Défile pour moi. Je ne veux personne d'autre. » Bah tient, tu me connais depuis trois heures, à tout casser, et tu ne veux personne d'autre ? Il m'énerve! Je sais même pas pourquoi j'ai accepté. Par ennui ? Sans doute. Pour m'amuser, me divertir. Ça n'aura pas d'impact sur ma vie, sur mes études, j'arriverais à tout mener de front, jusqu'au défilé, et après, bye bye ! Sophie tape du pied, impatiente, attrape sur le bureau un collier ethnique qui ne m'appartient pas, le passe d'office au tour de mon cou et me regarde enfilé mes bottes en suédine. Elle est tellement nerveuse, impatiente d'agir. Cette fille est une cocotte minute sous pression. Sauf qu'avec elle, pas de bouton pour faire s'échapper la vapeur. Elle me pousse littéralement dehors et Aloïs me rattrape au vol, passant un bras sur ma taille. « 81-61-86 ? » Je devine que derrière nous, Sophie hoche la tête, puisque le jeune homme affiche un sourire satisfait. « Parfait. Je ne m'étais pas trompé, donc. » Et il se penche derechef pour déposer un baiser sur mes lèvres. Je me laisse faire, bien qu'un peu froide. « Faut que tu perde cette habitude de m'embrasser à tout bout de champ, Aloïs, on est pas ensemble, que je sache... » Ses yeux bleus me fixent un instant, et je distingue une lueur étonnée et déçue -hein ?!-. Et l'instant d'après, il éclate de rire. Je jette un regard désemparé à Sophie, qui hausse les épaules. « C'est rien, il est juste content. Fais pas attention. » Je détourne la tête, un peu dégoûtée que ma tentative de vent soit tombée à plat. « J'aime les femmes avec du caractère, Columbe, c'est pour ça que je suis heureux. » Allons bon, me voilà avec un homme amoureux ! Je fronce les sourcils et fini par me lover contre lui, agrippant d'une main sa chemise. Autant faire avec...

La tête dans le cul, comme tout les matins. Putain, un jour il faudra que je pense à consulter. J'ai beau être une gentille fi-fille qui prend soin d'elle, me coucher tôt, bien me démaquiller avant d'aller au pieu, et tout le bordel, j'arriverais jamais à avoir une tête décente en me levant. Fraiche et dispo', ça fait pas parti de mon vocabulaire, manifestement. J'en connais une qui va encore criser de me voir arriver comme ça au studio, mais tant pis. C'est aussi pour ça que je viens toujours plus tôt. Je suis sûre que les maquilleuses ont le temps de rattraper ma tête de psychopathe avec leurs poudres magiques. Depuis tout ce temps, je n'ai pas encore appris à manier un pinceau ou une brosse à cheveux, au grand désespoir de l'armada de coiffeurs et maquilleurs qui nous suivent sur chaque shooting. Je baille et m'étire en même temps, avant de repousser l'épaisse couette sous laquelle j'étais roulée en boule. Encore un autre bâillement, et je suis debout. J'attrape une chemise d'homme qui traîne, l'enfile, et en même temps que je ferme machinalement les boutons, je me dirige vers la cuisine. Là, je découvre mes deux colocataires, debout, silencieux, une tasse de café fumant à la main. J'agite la mienne dans un vague salut et vais chercher dans le placard un bol. Ils ont une de ces têtes, eux aussi. A croire que personne n'a bien dormi. Je soupire et saisi la cafetière, où subsiste un peu de liquide. Je rempli ma tasse et reste debout, comme une idiote, sans savoir quoi dire. Ahah. Dire que je m'attendais à ce que l'appart' soit toujours bruyant. Je pensais qu'on formerait le trio invincible, les trois crétins qui passent leur temps à glander en se lançant du pop corn devant la télé, ou quelque chose du genre. Au lieu de ça, chacun à des cernes monstres sous les yeux, et déjà un air défoncé pour les deux autres. On se croirait revenu d'un enterrement, c'est vraiment super ! Gênée par l'atmosphère pesante, je me dépêche d'avaler mon café, me brûlant au passage, avant d'aller prendre une douche froid qui achève de me réveiller totalement. J'attrape les premières fringues qui me tombent sous la main, un sac à main tellement énorme que je réussirais à faire tenir un saint-bernard dedans. Je repasse rapidement à la cuisine pour dire au revoir et sort en claquant la porte avec un profond soupir de soulagement. Si ça doit être ça, ma vie à Londres, maintenant, je crois que je préfère encore rentrer à Paris. Tant que j'avais l'appartement avec Aloïs, c'était plutôt sympa. Il y avait toujours du monde, des personnes qu'on connaissaient, qui venaient de partout et de nul part. Et puis un jour, il y avait eu Rain. Elle cadrait tellement à l'univers déglingué d'Aloïs, elle allait tellement bien avec lui que je m'étais sentie de trop. Avec ses cheveux roses, elle semblait tout droit sortie d'un conte de fée sous acide. Je savais qu'elle aussi, elle faisait du mannequinat, c'était d'ailleurs la raison de sa présence à l'une des party d'Aloïs, il lui avait proposé de participer au défilé sauvage qu'il organisait dans Camden. D'abord jalouse -à en mourir, en fait-, j'étais ensuite devenue amie avec elle, puis j'étais tombée amoureuse. Raide dingue, comme s'il n'y avait plus eu qu'elle sur Terre. Je n'arrivais plus à fixer mes pensées sur autre chose que son visage. Elle me manquait constamment, je courrais littéralement après elle, comme un chiot après son maître. Je me savais ridicule mais je n'arrivais pas à arrêter. Pour quoi faire, de toutes façons ? Retourner à mon couple bancal avec Aloïs ? Me morfondre dans mon coin pendant qu'il m'embrassera la nuque et glissera une main gelée dans mon soutif ? Heureusement, c'est justement le moment qu'il avait choisi pour partir à New York, puisqu'on lui proposait un job là-bas. J'avais refusé de le suivre, prétextant une campagne en cours, un gros truc qui me ferait connaître. Il avait compris -ou du moins interpréter à sa façon- que nous étions fini et qu'il n'y avait rien à faire. Il m'avait tapoté la tête en déclarant que c'était bien, que je prenais enfin mon indépendance. Je l'avais trouvé insensible, sur l'instant. Mais à l'aéroport, au moment de se détourner en direction de la salle d'embarquement, j'avais vu glisser une larme sur sa joue. En fait, l'insensible, c'est moi. Je suis partie sans me retourner, je l'ai ignoré, trop pressée de retourné à ma romance stérile, à ma poupée dégueulasse qui offre son cul au premier qui lui fait miroiter monts et merveilles. Et je l'avais retrouvée, mon ange, une clope visée au bec, en grande discussion avec un blond bizarre, dans mon appart. Ah ouais. Cool. Bon, au final, il s'est avéré qu'elle venait de croiser mon proprio', qui me laissait deux semaines pour trouver un nouvel appartement et déménager, parce que lui aussi se tirait. Alléluia mes frères ! Et son blond bizarre de me proposer de m'installer chez lui, jusqu'à ce que je trouve quelque chose. J'aurais pu aller me foutre dans un squatte pour camés tellement il me faisait flipper, Likka. Mais au final, bah... Ouais, voilà, c'est Likka, quoi. Il est toujours flippant, surtout quand il me regarde. Mais son appart' est sympa, Rain nous a rejoint, elle dévore Likka du regard, Likka me dévore du regard, et je dévore Rain du regard. En gros on attends juste que quelqu'un vienne tous nous bouffer pour avoir la paix. Ou que l'un d'entre nous se décide à baiser avec l'un ou l'autre pour débloquer un peu cette situation à la con. Elle est pas belle la vie ? Et le premier qui me parle de Fleury Michon j'lui balance mes godasses à la gueule...

Salut chérie, bienvenue chez Models1. Shooting, promotion, publicité, couverture des magazines. Avant ça, tu vas me perdre tes trois kilos en trop, t'accrocher, et être constamment joignable, parce qu'on ne compte pas te courir après. Si j'ai besoin de te passer un coup de fil à quatre heures du mat, tu dois être disponible. (création de téléphone et mail ici). Allez petite, sois gentille et patiente, ton heure viendra (ou pas).